On liquide...
ON LIQUIDE, ON LIQUIDE…
Andrée, ma voisine, nous a quittés récemment. Elle habitait l'appartement en face du mien. J'ai le cœur lourd de chagrin. Elle avait toujours sa cafetière prête à accueillir l'oreille bienveillante que je lui tendais. Andrée était femme et veuve de mineur, moi aussi. Nous partagions tant de souvenirs communs… comme si nous étions membres de la même famille. En fait, nous l’étions !
On se rappelait nos longues journées à lessiver le linge des enfants et du mari, ses costumes, bleus le lundi, noirs de charbon et de sueur à la fin de la semaine. Nous parlions du temps passé à briquer la maison pour qu’elle ̎brille comme un sou neuf ! ̎. On se moquait de la sévérité du garde qui veillait à la propreté du ruisseau, on admirait rétrospectivement les ̎arrêtages ̎, ces petits barrages que construisaient nos garnements. Ils revenaient souvent sales. On avait beau les disputer, ils continuaient de jouer dans le ruisseau et se fabriquaient de beaux souvenirs !
Revenait souvent dans nos conversations le temps de grève, quand nous allions pêcher en famille ou ramasser du flou pour allumer le feu, ces grèves si dures que nos maris n’auraient pu les poursuivre sans notre accord. Nostalgie d’un temps révolu bien sûr ! Mais ma colère est toujours présente quand je me souviens du jour douloureux où Andrée fit une fausse couche. J'étais allée la soutenir dans sa chambre et le médecin de famille, arrivé d’urgence, m'accusa d'en être responsable.
J’ai encore ses paroles dans l’oreille : « vous avez cherché à la débarrasser du bébé ». Quelle manque de compassion, quel manque d’humanité ! L’avortement était alors interdit. Pour faire passer l’enfant, certaines femmes montaient sur des escabeaux et se laissaient tomber ou se faisaient des injections de savon noir. C'était des moyens radicaux d'avorter. Elles n'avaient pas d'autre solution, les moyens de contraception étaient encore rares et leurs hommes n’auraient pas osé en acheter à la pharmacie des Mines.
Face à la femme qui souffrait, le médecin jugeait d’abord plutôt que d’accompagner. Une image s’est alors imprimée en moi : la mine réclamait toujours plus de bras neufs, c'était nos enfants, nos gamins qu'elle avalait. La mine recrachait à la place des ouvriers fatigués, courbés, blessés, malades. Destin de mineur et d’enfants de mineur !
Personne ne connaît exactement le nombre de victimes du travail à la mine, tant elles furent nombreuses, les accidents, graves ou moins graves, quotidiens, mais ils fatiguaient les corps quand ils ne tuaient pas. Dans chacune de nos familles, un grand-père, un père, un oncle ou un frère sont morts à la tâche. Notre vie n'a pas été facile. Ces maris, frères, enfants, tous partis trop tôt, sont enfouis dans nos mémoires !
Andrée n'est plus là. Je constate qu'il faut encore se battre pour que nos droits soient respectés. Andrée était une ayant-droit. Ses enfants n'ont qu'un mois de délai pour libérer l'appartement qu'elle occupait. Les autres locataires, en revanche, disposent de deux mois pour restituer leur logement. Je ne comprends pas cette inégalité. Il m'arrive de penser qu’ils sont bien pressés de liquider le passé, de nous rayer de l'histoire, nous, les veuves inconsolables et les mineurs survivants.
Nous liquider ? Le classement du Bassin minier, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO constitue une revanche à ce souhait de rayer notre passé de la carte. Les terrils sont aujourd’hui autant de signes de fierté. Il était temps, mais attention de ne pas s’arrêter au folklore… Ce classement, c’est un peu comme une revanche, oui une revanche …
Laurence VINCENT à l’écoute de Julienne SZCZYPA, femme de mineur