La grève du savon
La guerre du savon
Récit de François Miedziak, mineur à la fosse Bonnel, écrit par JP Mongaudon
La guerre bat son plein sur tous les fronts dans le monde. Partout en France où se trouvent des exploitations souterraines, qu’elles soient de charbon ou de minerai, les "mines" ont vu leurs effectifs gonfler anormalement. Les compagnies houillères de 1’époque (les mines ne seront nationalisées qu’en 1946), afin d’éviter que des Français ne partent travailler en Allemagne, embauchaient du personnel en surnombre, à I’insu de l’occupant, évidemment. Le charbon extrait des différentes tailles de la fosse Bonnel devient allemand à la surface. J’occupe, au fond, avec plusieurs de mes camarades, le poste de remblayeur. Notre travail s’effectue de nuit. Il consiste à combler le vide laissé par l’extraction du charbon, à l’aide de pierres concassées venant du triage. Au petit matin nous remontons presque aussi noirs que les abatteurs. C’est un travail fatigant. Il n’est pas rare que l’on soit obligé de monter et de descendre la taille plusieurs fois par poste. Les veines pentées dans cette fosse du nord de la France ont peu d’ouverture. II faut déplacer les couloirs, installer le grillage de protection, couper les bois devenus gênants, monter chercher les balles de terre au modèle, les pousser à la main devant le culbuteur pneumatique, ramener la berline au modèle (lieu d’échange de berlines dans la bowette). Tout cela avec des gestes automatiques. Dans cette taille, les mineurs utilisent comme partout le marteau piqueur conventionnel. Le boisage se fait à la hache par rallonges parallèles au front de taille, queues de troussage au toit et cougnées (coin de bois taillé en biseau). La mesure des bois se prend à l’aide du premier ustensile venu : pic, hache, queue, sans oublier les bras, les mains, les poignées de pouces etc. Ce qui donne des mesures abracadabrantes pour le non-initié. "Tiens coupe me un bo qui fait un pic, un bras et un quartier" ( mesure de l’écartement de la main)ou encore "un pic un bras et une poignée de pouce". Tout compte fait c’est ce temps-là que regrettent les anciens mineurs, ce ne sont pas eux qui me contrediront. Ils avaient au moins I’initiative de ce qu’ils faisaient, et ils le faisaient avec tout le cœur possible, avec la connaissance d’un monde que I’on n’apprend pas en quelques mois. D’ailleurs, dans les musées qui fleurissent un peu partout dans le bassin, cette nostalgie est palpable, communicative. Les anciens prouvent qu’ils n’ont pas perdu la main en boisant à l’ancienne les locaux que l’on veut bien leur attribuer. Ils arrivent à leur manière au but qu’ils se sont fixé. Communiquer, aux visiteurs le pourquoi de cet amour du métier.
Plus de peur que de mal
La veine que l’on remblaie est de petite ouverture, comme la plupart exploitées actuellement, je veux dire pendant l’occupation. Les géomètres et autres responsables ne mettent pas au soutirage nos meilleurs panneaux, ils les gardent en réserve dans l’espoir d’une exploitation future, plus rentable pour la compagnie d’Aniche à la fin de cette guerre. La résistance active, si elle est spectaculaire au jour par l’action des résistants, est efficace aussi au fond par la méthode passive. Certains mineurs n’hésitent pas, on peut le dire maintenant, à se couper un doigt pour ne pas travailler pour les Allemands. Bien d’autres procédés sont employés pour faire barrage à l’envahisseur, mais il faut quand même assurer un minimum de rendement.
La galerie où nous travaillons est de petite section, boisée de billes en sapin c’est un bois qui, par sa contexture, nous prévient par ses craquements successifs que le terrain est "en train de donner"". En général c’est juste après briquet, à une heure et demie du matin, que l’on peut entendre sa musique. La taille est juste à nos pieds. Avant, les chevaux venaient jusqu’au pied de la taille pour refouler les balles avant leur culbutage, mais à présent c’est interdit, depuis que Tonnerre est tombé dans le trou. II a glissé et n’a pu se remettre sur ses pattes. Tous les efforts ont été tentés pour l’aider à remonter sur le sol ferme de la voie. À force de volonté, nous avons réussi à installer plusieurs planchages (consiste à fabriquer un plancher avec les matériaux du bord) successifs qui ont permis la remise sur pattes de l’animal. Celui-là peut se vanter de s’en être sorti grâce à son têtu de méneu de quévaux qui a insisté dans son idée de plancher, alors qu’à première vue le cheval était condamné à mort par I’assistance. La sentence, dans ce cas extrême, c’est de frapper d’un coup sec avec la masse ou le pic au milieu du front, de quoi faire frémir. La section est étroite, juste le passage de la berline et du personnel qui culbute. Au fur et à mesure que la taille avance, la galerie rétrécit en longueur. Les rails sont démontés et ramenés vers l’accrochage ou stockés dans une autre galerie en creusement. Des barrages, mis en place de temps à autre, empêchent que l’on s’aventure dans les vieux travaux. L’oxyde de carbone et le grisou peuvent s’y loger grâce au manque d’aérage. Les berlines de 600 litres de terre se succèdent au culbutage. Le bruit caractéristique fait par le culbuteur à air comprimé emplit la voie. La balle vide son contenu dans les couloirs. Les terres mouillées glissent et vont s’entasser en bas. Les poubelles des postes précédents sont jetées en même temps dans le remblayage. Il est important de conserver une galerie propre, sinon les rats ou les souris ne tardent pas à nous envahir. Il arrive que le travail soit terminé avant la fin de poste. La taille est propre, remblayée jusqu’en haut, le tuyau principal de distribution d’air est réinstallé. Les couloirs démontés au fur et à mesure du remblayage sont disposés une havée au-dessus. Le mur de charbon brille sous l’effet de la lampe accrochée. Demain il tombera sous la force des marteaux.
Aussi noir que les abatteurs
Il faut dire que cette fois on en a mis un sérieux coup, le maillot bien mouillé, l’atteste. Les quelques rares balles de terre qui restent seront culbutées demain. Du poste de nuit, il est rare d’avoir la visite des agents de maîtrise, surtout vers 4 heures du matin. On regagne alors notre lampe électrique à batterie éteinte. Quel agréable moment alors on s’accorde, assis, les jambes coin "briquet", une goulée au boutelot (gourde en aluminium), le paletot est remis, on s’assied, la croisée au-dessus des rails. La somnolence nous aide à attendre l’heure de la remonte, ou alors on discute des événements. Celui qui nous préoccupe dans l’immédiat n’est pas, comme on pourrait le supposer, la dernière situation des différents fronts de la drôle de guerre mais un sujet qui nous touche plus directement, c’est la ration de savon allouée exclusivement aux abatteurs. Ration qu’ils touchent en plus de leur salaire. Or nous sommes, après le travail, presque aussi noirs qu’eux, et notre peau se salit aussi facilement que la leur. Nous devons donc recevoir aussi notre quota de savon. C’est par principe. Les trois savonnettes distribuées chaque quinzaine, sans emballage, n’ont pas de bonne odeur ni de couleur définie. Elles ressemblent à un cube mal formé. En plus, nous ne sommes pas sûrs qu’elles lavent aussi bien que notre pâte « fabrication maison » qui, elle, sent bon et ne nous revient pas trop chère. Mais c’est le temps passé par nos femmes à l’apprêter qui embête un peu. Pendant qu’elles préparent ce savon, elles ne peuvent pas prospecter et faire la queue (attente) devant les magasins pour obtenir les bons de rations alimentaires nécessaires à notre vie quotidienne. Ce matin, dès l’ouverture des bureaux, je me priverai de quelques heures de sommeil, mais j’irai réclamer, au nom de tous, nos savonnettes. Bien entendu, le responsable m’a envoyé gentiment me promener. Ces bureaucrates ne jurent que par le règlement. La musette est prête, la nuit tombe, et je n’ai pas eu gain de cause.
J’habite la première maison, dans la cité du Nouveau Monde, distante d’environ 400 mètres de la fosse. Je m’y rends à pied. Le vélo reste dans la cabane, j’ai bien trop peur de me le faire voler sur le carreau. Le soir, déjà, au lavabo, dans la salle des pendus, le ton de la discussion monte. Nous sommes plusieurs à moitié nus (une quinzaine) à discuter fébrilement sur le problème, et le mot Principe revient souvent. La conversation continue sur le trajet qui nous conduit au fond. D’ailleurs le lampiste nous trouve bien excités. Que faire, une grève, pas question. On risque de se retrouver là où les gens que l’on vient d’embaucher ne veulent pas aller. Voilà bien longtemps telle cohésion n’avait pas pris forme depuis le début de l’occupation. Jamais nous ne nous sommes rendus vers le haut de la taille par la galerie en rangs aussi serrés. Gonflés à bloc, sûrs de notre bon droit. Nous arrivons sur les lieux de notre travail, distant de 2 kilomètres de I’accrochage 300.
Passer à l’acte
Les musettes sont accrochées aux cadres, les paletots aussi, comme à l’habitude, mais le cœur n’est pas au casse-croûte. Il faut maintenant passer aux actes. D’un commun accord, tous me désignent comme rapporteur du groupe. Malgré le risque que cela comporte, nous décidons de retourner à l’accrochage, de réclamer un responsable et de lui exposer la raison de notre insatisfaction. Je me souviens encore, en chemise, manches retroussées, la lampe ballottant, de cet esprit d’équipe qui nous anime. Nous chantons en français et en polonais des chansons populaires, imprégnés d’une force que rien, nous semble-t-il, ne peut ébrécher. Nos chants retentissent dans la bowette. Celle-ci est encore boisée à l’ancienne comme la galerie au charbon que l’on vient de quitter, avec ses billes de bois bien solides. Mais sous l’effet de la résonance, la poussière accumulée sur le chapeau (dessus du boisage) tombe sous forme de pocquettes (petits paquets) sur nos barrettes en cuir et sur nos visages, au fur et à mesure de notre progression, laquelle prend une allure militaire sans le vouloir. Nous ne pouvons nous empêcher d’éclater de rire en nous regardant mutuellement le visage ainsi tatoué. Nous sommes jeunes. À quinze dans la bowette, nous faisons un tel raffut qu’on pourrait croire à une catastrophe. Seule rencontre, le méneu de quévaux. Il commence comme nous son poste, je devrais dire sa nuit. Il se joint à nous. Le doute s’installe un peu, lorsque, arrivés à l’accrochage, l’encageteur (préposé à la cage) nous demande la raison de notre retour au puits. L’inquiétude grandit encore, tandis que par téléphone, à la surface, la mini-rébellion est annoncée. Nous savons qu’au jour le responsable du siège est secondé par un gradé de I’armée d’occupation. Un moment, qui paraît une éternité, s’écoule. Sommes-nous allés trop loin. La cage arrête à 1’étage 300. Le plus impressionnant est de voir les soldats, casqués, armés jusqu’aux dents, en sortir. Les fusils d’assaut sont pointés vers nous. Le gradé, un sous-officier, dans un parfait français, nous demande : "Qui est à l’origine de cette interruption de travail et quelle est la raison de cette grève ?". Devant cet imposant moyen de persuasion, il est difficile de faire un pas en avant et encore plus de le faire en arrière vis-à-vis de mes camarades. Aussi je me dénonce pour répondre aux questions embarrassantes. Je m’avance et lui annonce que d’abord ce n’est pas une grève, mais un mécontentement général à la fosse, et je lui expose les raisons. Il s’attend certes à une cause plus grave. Le silence qui s’ensuit ne me tranquillise pas du tout. Je me morfonds et me prépare à être emmené au jour entre les soldats pour finir ma nuit au poste. À vrai dire nous ne sommes pas francs. Les soldats ont toujours leurs armes pointées dans notre direction, et nous n’avons pas envisagé cette hypothèse. Le responsable, après un bref dialogue avec le gradé, nous dit : "Sans problème, nous allons étendre ce passe-droit à tous les mineurs de la fosse, et cela prendra effet à partir de demain. Maintenant retournez au travail tout de suite, vous avez ma parole". Même si je l’avais su menteur, je l’aurais cru, rien que pour voir les armes se détourner de notre direction. Sans attendre notre réponse il tourne les talons, et remonte dans la cage, suivi par ses gardes du corps. Refermée dans son tintamarre habituel de portes, la cage s’é1ève vers la surface après les sonneries réglementaires, nous laissant abasourdis.
Déception
C’est un youpi général qui retentit alors à l’accrochage. L’encageteur participe à notre allégresse. Ce n’est certes pas une victoire par les armes, mais c’est quand même avec fierté que nous regagnons, avec autant d’entrain, sinon plus, notre lieu de travail. Ce poste-là s’est terminé plus tôt que d’habitude, mais nous sommes trop énervés, encore sur le coup de la peur et de l’excitation, pour pouvoir nous endormir en attendant l’horaire de la remonte. Le lendemain, j’ai, bien sûr, droit aux félicitations du porion. Pourtant cette victoire éphémère nous réserve une surprise de taille. Le fameux savon est de très mauvaise qualité. Fait à base de soude caustique, il brûle la peau et pour cause les irritations cutanées. Je comprends pourquoi les responsables nous ont donné aussi facilement raison. Il devait y avoir un stock de savon en réserve, et ils ont trouvé ainsi le moyen de s’en débarrasser. Sans trop le divulguer, nous substituons, progressivement, notre pâte » fabrication maison » , à ce savon qui pourrait encore défier le temps, vu sa résistance à l’eau. Parfois je me demande encore si dans le dernier bâtiment de la fosse Bonnel, qui subsiste encore, on ne pourrait pas dénicher dans un recoin un cube "survivant" de ce savon qui a trouvé le moyen que l’on se souvienne de lui. II pourrait éventuellement trouver sa place au centre historique minier de Lewarde, dans la salle des pendus, et les guides, anciens mineurs, auraient la possibilité de raconter son histoire.
Siège Vouters