Première journée au fond
Ce matin, je commence ma première journée au fond. Je ne me rends pas compte de l’importance de ce mot "au fond". Mais il faut dire que les trois semaines d’école des Mines m’ont bien préparé psychologiquement puisque, à la limite, je suis impatient de descendre. La musette à l’épaule et mon ballot de linges à la main, je franchis la porte en prenant soin de ne pas faire de bruit.
Il est tôt. Pendant le trajet, je me remémore la signature de mon contrat avec le directeur de la fosse Barrois et le stage de formation au château de Montigny. La musette à l’épaule, je sors de la cité et longe le terrain vague. Du temps de grand-père, il était cultivé. Les platanes alignés semblent m’indiquer la route. Sur la gauche, la maison imposante de M. Bonnerot, docteur des mines dévoué, se découpe dans le ciel ; à l’opposé, faisant partie de la cité Lemay, l’ancien dispensaire de Melle Fasquelle et, tout à côté, le terrain de football mal clôturé. En haut du remblai, je traverse la voie de chemin de fer. Devant et derrière moi, à pied ou à vélo, les travailleurs se rendent au travail. En bas, un chemin de terre suit la clôture de l’enceinte du carreau de mine pour se perdre dans le bois. Plus loin, il passe à côté de la "guinguette", petite maison dans le bois du même nom que l’étang. Il y a longtemps de cela les familles de mineurs s’y retrouvaient le dimanche pour pique-niquer à proximité sur l’herbe. Je me souviens encore des parties de belote que mon père jouait dans ce café l’après-midi, après le repas champêtre, sur les belles tables rectangulaires aux pieds de fonte et au plateau de marbre.
La maison du garde
Ces environs, je les connais bien pour y avoir passé une bonne partie de ma jeunesse. À gauche de l’entrée principale de la fosse, c’est le domaine des livreurs de charbon. Les portes sont closes, il est encore de bonne heure. Les tas de bois, de menu et de boulets attendent leur livraison. Sur un grand panneau en bois, le cinéma Apollo rappelle son existence. Deux belles affiches y sont placardées. Le cinéma a, depuis, fermé ses portes, éteint ses projecteurs, comme la plupart dans la région. C’est avec un petit pincement au cœur que je franchis les grilles de la fosse Lemay, tout comme mon père et mon grand-père je vais travailler au fond d’el fosse. La maison du garde à droite ne m’impressionne plus, et pourtant combien de fois, il nous poursuivait lorsque, tout môme, nous jouions dans le bois. Souvent, pour éviter de passer devant, où, peut-être il nous guettait nous faisions un détour par les champs, de traverser un fossé boueux puant, pour rentrer chez-nous. J’emprunte le sentier tassé par les millions de pas de plusieurs générations de mineurs. Bordé par une rangée de peupliers, il conduit aux lavabos plus communément appelés salle des pendus (salle où les mineurs se changent). Ce bâtiment construit en briques est placé à l’extrémité gauche du carreau de la fosse. Je dépasse un garage ouvert à tous vents. En tôle ondulée, il abrite les mobylettes et les vélos des mineurs. Légèrement à droite la lampisterie caractéristique par la forme de son toit arrondi, soutenu par des piliers en fer. Dans son prolongement les deux bâtiments en briques d’où émergent les chevalements. Le premier des deux puits, comme je l’apprendrai plus tard, sert au transport des ouvriers et du matériel, mais aussi au retour de l’air qui a circulé au fond. Le puits d’entrée d’air est situé juste à côté dans un bâtiment identique, séparé du premier par trois petites constructions accolées au toit traditionnel. On peut lire sur le sommet de la toiture des chevalements le nom de la fosse "LEMAY". C’est celui d’un directeur de la Compagnie d’Aniche au début du siècle. Dans l’axe des molettes (en haut du puits, elles servent de guidage au câble qui anime la cage), en face de chaque puits, des édifices abritent les machineries destinées à faire mouvoir les cages grâce à de gros câbles. Guidés par les molettes, grandes roues à gorge, fixées en haut du chevalet, ils entrent par une lumière (trou) confectionnée dans le mur et s’enroulent autour d’un tambour actionné par ces puissantes machines. Jamais je n’aurai l’occasion de visiter ces locaux. Les constructions sont toutes un peu espacées. Pour aller d’une bâtisse à l’autre, nous sommes obligés de passer par l’extérieur.
Plus loin dans le fin fond du carreau de la fosse, d’autres bâtiments et ateliers de réparation où sont stockés différents gros matériels. À proximité d’eux des petites cabanes, clôturées, alignées, renferment les explosifs qui servent à creuser les galeries au fond et à abattre le charbon. Pour terminer cette description du carreau de la fosse Lemay, le parc à bois ; impressionnant par l’alignement de son stock qu’un grillage rouillé sépare du "bois des pendus". C’est le domaine du gibier à quatre pattes et des mûriers noirs. Lorsque gamin nous nous amusions dans le bois des pendus, jamais nous n’avons enjambé ces clôtures, malgré les fruits qui se trouvaient juste derrière. La peur du garde était plus forte que notre envie.
Les bureaux administratifs sont situés un peu à l’écart de la zone de production. L’accès habituel se fait par le centre du bâtiment. La porte du fond n’est ouverte que le jour de quinzaine. Dommage de ne pas avoir songé à fixer sur pellicule la file de mineurs ou de femmes qui attendent en discutant la remise du salaire de quinze jours de travail. C’est avec fierté que je ramènerai plus tard ma première paye à ma mère.
La salle des pendus
Les oiseaux se réveillent et commencent leur chant dans les arbres environnants. Je franchis la première porte à double battants en fer pour me retrouver dans un vaste couloir juste éclairé par quelques ampoules à la lumière blafarde.
la salle des pendus. Un mineur va prendre sa douche
Les murs sont sales noircis par la poussière de charbon. À droite et à gauche, des armoires métalliques étiquetées sont alignées. En face, une porte tourniquet qui me semble démesurée. Je la pousse. Une atmosphère faite de buée chaude et de fumée de cigarettes me saisit. C’est la "salle des pendus" baptisée ainsi à cause de la multitude de cordes et de "loques de fosse" suspendues dans le vide par des crochets. Certains mineurs du poste de nuit sont déjà remontés ; tous nus ils se lavent sous les douches, sans paravent. Chaque corde est numérotée. Toute blanche la mienne se distingue des autres, noircies par leur utilisation journalière. Elle porte le numéro 480. Ce chiffre qui m’est attribué restera ancré dans ma mémoire. Inscrit sur un jeton en aluminium, il me sera nécessaire pour la prise en compte de divers matériels, de ma lampe à accus entre autres mais aussi pour l’ordre à la remonte. Ce jeton certifie de ma présence au fond lorsqu’il est absent du tableau à la lampisterie. Décidé, je pose mon ballot sur le banc et en sors ma tenue de mineur. Elle sent bon le propre, bien repassée et enveloppée dans ma serviette de bain. Ma mère, pour la circonstance, m’a confectionné un béguin (Coiffe que le mineur porte sous sa barrette) dans un vieux morceau de tissu. Placé sur la tête, il empêche le casque de glisser dans tous les sens et éponge la sueur. De retour à la salle des pendus, après la journée de travail, il me servira de gant de toilette. Au bout de la corde entre les crochets qui servent à retenir les vêtements, un évidement est prévu pour le traditionnel savon de Marseille. Sans aucune gêne, je me dénude comme tout le monde pour enfiler "mes bleus". Mon linge propre tiré à l’aide de la corde prend place parmi les autres vêtements vers le plafond de la salle de bains. Par deux ou trois fois, je me familiariserai avec les petites passerelles qui surplombent les douches. Ma corde neuve, trop raide sans doute, sort parfois de son logement et se coince hors de son guidage. Il me faut, pour la remettre en place dans les gorges des deux poulies supérieures, situées quelque sept mètres plus haut, grimper à l’échelle en fer rendue glissante par la condensation et, à quatre pattes sur la passerelle en bois noircie, étroite (elle mesure à peine 40 cm de largeur sans aucun garde-fou) avancer avec prudence vers mon emplacement pour réparer l’incident. Je ne suis guère rassuré d’autant que les douches qui débitent l’eau chaude à outrance emplissent l’air d’une moiteur étouffante. Vue de si haut "la salle des pendus" est plus impressionnante encore les cordes et les vêtements, à la géométrie fuyante m’attirent vers le vide.
La lampisterie
J’achève de m’habiller. Pour la première fois depuis bientôt un mois je vais travailler réellement au fond. Une cigarette "au bec", je prends mon casque et la musette pour suivre le flot d’ouvriers qui se dirigent vers la lampisterie. Je ne manque pas d’y rencontrer des copains d’école.
Nous nous réconfortons mutuellement pour tenter d’oublier l’appréhension qui nous étreint. À la lampisterie, les mains se tendent vers le guichet, elles se renferment sur les jetons, distribués sans un mot à leur propriétaire. Le lampiste connaît la majeure partie des mineurs et leur matricule.
Après un contrôle rapide d’identité, un jeton m’est remis. En aluminium, de forme rectangulaire, aux angles arrondis, percé dans sa partie supérieure centrale, il porte bien le numéro 480. Je cherche dans le regard du lampiste une réaction compatissante, c’est mon premier jour que diable ! Pour toute réponse, il me désigne une rangée d’accus qui, sur les bancs de charge, se refont une santé et me dit "regarde, elle est au bout". Dans la multitude des lampes, je cherche. Les numéros sont à peine visibles sur les planches peintes en noir. J’hérite d’un modèle 49 en aluminium du type "ELAU". Elle fonctionne encore assez bien. Bien entendu, déjà je lorgne vers les nouveaux accus en bakélite noire. Il faudra que j’attende deux années avant d’en porter une à la ceinture. Une fuite d’acide me brûlant légèrement la cuisse sera la cause de ce changement.
Un ancien, par mansuétude, à l’aide d’un morceau de fil à "buquer" (fil de l’amorce ou détonateur), accroche derrière mon casque le câble électrique de ma lampe. Sur son conseil, je contrôle son fonctionnement en tournant le bouton à droite pour le phare et à gauche pour la veilleuse. À l’intérieur du réflecteur, un triangle rouge différencie les lampes de galibot de celles des mineurs. Je le remercie avec chaleur.
Je sors pour entrer par une grande porte en fer dans le bâtiment qui abrite le chevalet. Elle donne accès au plat (lieu de chargement des berlines ou lors de la descente de rassemblement des mineurs pour la remonte ou la descente) par un escalier en fer que le polissage régulier des descentes et des montées rend hasardeux. Je le gravis quatre à quatre prestement. Arrivé sur le plat, constitué de tôles épaisses rivetées entre elles, le brouhaha, perçu d’en bas, s’amplifie et devient omniprésent.
En haut, j’aperçois plusieurs guichets. Derrière chacun d’eux un porion. Je croise par plusieurs mineurs du poste de nuit qui viennent juste de remonter. Ils sont pressés et dévalent l’escalier rapidement. Après renseignement, je trouve le porion (chef de quartier). Il sera désormais mon responsable. Derrière son guichet, il note ma présence sur un cahier.
J’ai l’impression d’avoir affaire à un chef de gare. Quelques mots "sympa", et il me fait attendre. Appuyé contre la cloison en ferraille, j’observe en me demandant quel sera mon premier travail, puis, il me présente à un ancien que j’assisterai dans la besogne. Celle-ci consiste à rabasner (fait de creuser le sol pour approfondir la voie ) galerie à l’étage 186, activités peu passionnantes pour un début.
Sur le plat
Il en dévisse le chapeau, vérifie le tamis, puis, d’un coup sec essaie de démonter l’embase ; n’y parvenant pas, il rend la lampe à son propriétaire. Elle est jugée apte pour la descente. Les mesures de sécurité sont respectées à la lettre, la vie de centaines de mineurs est en jeu. Ces lampes à flamme permettent de déceler les gaz dangereux que sont le grisou, le puteux et le gaz carbonique. Une sonnerie me surprend. La cage arrive au jour. Les portes à glissières s’ouvrent. Les mineurs sortent du côté opposé à la montée. Quelques-uns quémandent du feu pour en allumer une.
Il est formellement interdit de descendre des allumettes, briquets ou encore des cigarettes au fond. Le souvenir de la catastrophe de Courrières suffit à donner froid dans le dos. J’écrase mon mégot sur le plat. Notre tour arrive. Rapidement nous nous tassons au fond de la cage. Les gestes du chargeur sont rapides et précis. Les portes se referment, trois coups marquent la descente. Chacun porte sa main à la lampe frontale pour allumer la veilleuse. L’appréhension du début s’estompe peu à peu pendant que la cage file maintenant, à 8 m/seconde, vers les entrailles de la terre. Dans mon coin, je regarde les échelles de fer prévues pour les secours défiler sous mes yeux à la lueur de la lampe. Après trente secondes de dégringolade, la cage ralentit pour descendre maintenant en douceur et s’arrête à l’étage 186 avec une précision qui m’étonnera toujours.
Des coups résonnent. Les portes glissent libérant les ouvriers du premier étage de la cage. De nouveau la sonnerie retentit. Cela va être notre tour. Tout doucement, sans brutalité, nous descendons. Le moulineur connaît son travail. Il manœuvre au millimètre près pour nous arrêter. Les sonneries donnent l’autorisation d’ouvrir. Le deuxième groupe débarque. C’est la première fois que je mets les pieds à l’accrochage de cet étage. Curieux, je regarde dans toutes les directions aussi loin que l’éclairage de l’accrochage le permet. Je ne pense pas à allumer mon phare. Une grande voûte en briques, recouverte de chaux blanche, nous accueille. Les discussions un instant interrompues reprennent, mais je n’y prête guère attention, trop absorbé par ce monde que je découvre vraiment. Cette fois je suis au fond de "ma mine", de "ma fosse".
À droite, une porte en ferraille. J’apprendrai plus tard que derrière se cache l’ancienne écurie. À gauche dans le fond une amorce de galerie sert au stockage et au rechargement des batteries électriques. Les locos ont depuis peu remplacé les chevaux. Le dernier a été remonté, il y a quelques mois seulement. Je ne les aurai pas connus, dommage. Un par un, à la sortie de la cage, nous remettons notre jeton au surveillant qui les enfile sur un morceau de fil de fer. Par curiosité, j’interroge l’ancien sur la signification de cette opération. Brièvement, presque sèchement, il m’explique que l’ordre pris à la descente se retrouve à la remonte. Les premiers descendus seront les premiers remontés. Nous nous dirigeons vers le lieu de travail. Dans la bowette, le noir est impénétrable. Je porte automatiquement la main à ma lampe frontale et suis l’ancien.
Je ne me souviens plus du temps ni de la distance parcourue. Nous empruntons une ancienne galerie. Entre chaque cadre rouillé, distant d’un mètre environ, des bâtons appelés "queues" empêchent, en cas d’effritement de la roche, que celle-ci ne tombe sur la voie. Sur toute la longueur, à hauteur d’homme, des tuyaux acheminent l’eau et l’air comprimé vers les fronts de taille. Par terre (ou daisne) des rails comme dans la mine image. À la base des cadres, un "kernet" (ruisselet est creusé, avec une pente de deux pour cent, l’eau chargée de poussières semble y stagner). Il sert à faire écouler les eaux usées vers l’accrochage dans l’albraque (ou bougniou cet endroit au fond du puits rassemble l’eau avant son aspiration par les pompes au jour au fond du puits). Notre travail consiste à nettoyer ce caniveau, mais surtout à déblayer le charbon accumulé entre les rails de la voie.
(Extrait de Mémoires du pays noir édité par Alan Sutton) Jean-Pierre Mongaudon