Le clan
LE CLAN
1962 : j’ai dix ans à peine, je vis dans la Cité de Marles de la fosse 5 d’AUCHEL. La plupart de mes copains ont des noms polonais et nous formons une bande de sacrés sales gosses au sein de ce qu’on appelle notre "clan". Nos terrains de jeux favoris sont la décharge entre les terrils du 5 et du 3, le "camp russe" et la "mare à canards" où arrivent les eaux usées des deux fosses.
C’est dans la Vallée Carreau, longue vallée encaissée où passent les trains des mines chargés de charbon que nous avons aménagé notre cabane invisible au milieu des arbres. C’est à quelques centaines de mètres du stade de football des Pogons, un club polonais, où nous sommes parfois une centaine à disputer plusieurs matches endiablés sur des quarts ou des huitièmes de terrain. Les jeudis et autres jours de vacances, nous jouons entre neuf heures du matin et vingt heures jusqu’à l’allumage des lampadaires. A midi, on rentre pour le déjeuner et on repart aussitôt après. Nos parents n’ont aucune idée de l’endroit où l’on joue. Ils devinent juste que c’est quelque part à côté du terril.
Les activités du clan le jeudi sont multiples :
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récupération d’objets de toutes sortes sur la décharge, ils sont stockés dans la cabane ;
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fabrication d’armes (arcs, arbalètes, flèches, frondes, bâtons sculptés au canif) mais aussi de cerfs-volants, de cannes à pêche, d’épuisettes, notre imagination est inépuisable !
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pêche d’épinoches, de têtards, de grenouilles ou de crapauds que nous apporterons à l’école pour montrer au maître ;
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chasse aux papillons : les vulcains et les magnifiques machaons pullulent au pied des terrils ;
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maraude nocturne en été sur les arbres fruitiers dans les jardins des vieilles personnes qui ne peuvent pas nous attraper si nous sommes découverts ;
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glissades en hiver sur le terril enneigé sur des couvercles de lessiveuse récupérés à la décharge, patinage sur la mare à canards gelée.
Pour l’argent du clan, nous avons nos petits trafics et trocs en tous genres : achat et revente de cigarettes Parisiennes P4 emballées par quatre (un paquet coûte 18 centimes), échange de photos d’équipes de football, de timbres ou de jouets, récupération de quelques grosses pièces en aluminium de 5 centimes ‘’empruntées’’ dans la corbeille de la quête par ceux de la bande qui sont enfants de chœur à l’Église polonaise Saint Stanislas (l’enfer nous est promis !).
Le clan est très hiérarchisé : le chef, c’est François, "Franek" en polonais. C’est le plus âgé et le plus costaud. Il n’a peur de rien. Bien sûr, il n’est pas le meilleur élève de l’école, loin de là ! Franek s’est déjà battu avec le curé qui l’avait accusé d’avoir volé de gros cierges à l’église et d’avoir bu son vin blanc pour la messe. Il s’est aussi rebellé contre l’instituteur qui lui a donné une bonne claque quand il a fait entrer dans la classe un chien errant après lui avoir lié la queue avec des boîtes de conserve. On a bien rigolé, le maître un peu moins ! C’est un sacré chef, Franek ! Grâce à lui, notre clan est respecté dans le coron. C’est surtout Franek qui parle dans la cabane pendant les réunions pour organiser les sorties, les jeux, les divers trafics et les attaques des autres clans comme dans la guerre des boutons… mais tout le monde donne son avis.
Les jours de classe, les devoirs sont faits à l’étude de 16h 30 à 17h 30. Le reste du temps, tout est prétexte au jeu : football, toupie, billes, guise (on prononçait "guisse"). La "guise", c’est un petit bâton en bois dur de dix centimètres environ, affiné en pointe aux deux extrémités. Il faut la frapper avec la "batte" une première fois pas très fort pour la faire décoller et une seconde fois très fort pour l’envoyer le plus loin possible afin que l’adversaire ne puisse pas l’attraper en l’air (c’est ce qu’il faut faire pour marquer des points et récupérer le service). Tous ces jeux de garçons dégénèrent très souvent en bagarres à coups de poing ou par des jets de cailloux ! Mais jamais devant les parents, bien entendu !
Toupie en bois. Photo GT |
Jeu de guise. Image site www.gougnies.be |
Les filles ne nous embêtent pas, on les ignore ! On n’aime pas quand elles vont raconter aux parents les bêtises que nous faisons. Si l’un d’entre nous tombe amoureux, il demande à un copain de transmettre un billet doux à l’élue, toujours une petite mignonne aux tresses d’indienne : "Christine, tu es très belle, je t’aime bien et je voudrais me promener avec toi. Rendez-vous au bout de la rue à la sortie de l’école cet après-midi. Oui-Non." Parfois ça marche !!! La fille arrive avec sa meilleure copine et nous avec le copain. On se promène alors dans les voyettes, sentiers de terre dans les espaces verts naturels, à l’abri des regards. On parle de tout et de rien, on s’offre des chewing-gums pour faire des bulles, des scoubidous ou des pompons, on se prend la main et on se fait la bise avec un petit sourire charmeur avant de rentrer ; l’amourette peut durer quelques semaines… Pour certains, elle a duré toute la vie !
Tout ça, c’était en 1962 ! Il n’y avait pas de télévision, on ne parlait pas de portable, d’iPhone ou de jeux vidéo… Mais qu’est-ce qu’on s’amusait ! On courait toute la journée dehors par tous les temps, on buvait l’eau à la pompe sur le trottoir ou tous dans le même boutelot, on mangeait des fruits pas mûrs et même un peu gâtés, on s’empiffrait de mûres ramassées dans les ronces à côté du terril. Si on avait eu un ‘’gage’’, on devait avaler un ver de terre (beurk !) ou attraper des abeilles à main nue (aïe !). Certains se sont cassé le poignet en tombant d’un arbre ou sont rentrés à la maison avec un œil au beurre noir après une bagarre ou la tête ensanglantée après avoir reçu un caillou en silex ! On n’en est pas morts ! C’était bien…
C’est sûr, dans les corons, on était autonomes et dégourdis !
Georges TYRAKOWSKI
Le terril du 5 aujourd’hui, c’était le lieu de nos exploits il y a cinquante ans ! Photo GT