Les chevaux et la seconde guerre mondiale

Assistance entre chevaux

Je ne peux dire avec certitude quelle fosse du Pas-de-Calais a été le témoin de cette histoire. Une chose est sûre, elle se passe au fond, pendant l’évacuation, au début de la seconde guerre mondiale. Toutes les mines comportent plusieurs niveaux d’exploitation.

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À chaque étage correspond un chiffre qui détermine la profondeur. Ce sont les géomètres qui décident à partir de quel niveau les bowettes (galeries principales) doivent êtres creusés pour rechercher les veines de charbon. Les bowettes démarrent à partir de la recette du puits appelé accrochage, (Sous ce nom, on désigne toute recette dans le puits, à I’exception de la recette supérieure) aménagé pour la circonstance. Dans cette fosse (comme dans les autres d’ailleurs) les chevaux ont pour demeure définitive une écurie, située dans l’accrochage. Ils sont plusieurs à l’occuper, suivant l’importance des chantiers en exploitation sur le même niveau. C’est leur havre de repos, provisoire pour certains. Il arrive aux meilleurs chevaux de doubler et parfois de tripler le poste (journée de travail). Ceux-ci remplacent les chevaux à caractère difficile que les "méneux d’quévaux" peu scrupuleux laissent à l’écurie. Comme d’habitude ce sont les bonnes bêtes qui trinquent.  Les porions sont souvent complices de cette injustice, qu’ils n’approuvent pas toujours, mais leur coupe (quantité de charbon à produire pendant le poste) dépend de la bonne évacuation du minerai. Le fourrage constitue la nourriture principale, améliorée parfois de mélasse mélangée à de l’avoine. En temps de guerre, certains mineurs prélèveront sur cette ration, déjà maigre, une part qu’ils mangeront en cachette. Il faut excuser ces mineurs voleurs. L’énergie dépensée pour produire le charbon n’est pas compensé par une alimentation normale. Le rationnement dû à la guerre est, bien entendu, la cause de ces détournements.

Mais revenons à notre histoire. Le puits vient d’être ravalé (approfondi). Comme dans les autres accrochages, l’écurie se trouve à droite en descendant de la cage. Elle est creusée dans la roche. Seule maçonnerie, un mur en briques blanchi à la chaux pour lutter contre les coups de poussière. Deux portes en fer, distantes de deux mètres et s’ouvrant vers l’extérieur, donnent accès à l’écurie. Une pour sortir l’autre pour entrer. Par ce système, les embouteillages en fin de poste sont évités. Sont évitées également les ruades et les morsures que se font les chevaux entre eux, surtout lorsqu’ils ne s’aiment pas. Dans un coin faiblement éclairé de l’accrochage, le fourrage et la paille sont stockés. En entrant dans l’écurie, la lampe dite d’accrochage éclaire de sa flamme jaune et bleue l’intérieur. Sa lueur nous habitue peu à peu à la pénombre. Des panneaux construits en bois grossièrement travaillés séparent une mangeoire en béton, constituant ainsi dix stalles, cinq de chaque côté. Pour l’instant ils sont libres sauf deux occupés par les seuls chevaux travaillant à cet étage. Au milieu de chaque stalle, un anneau fixé dans la roche permet d’attacher les chevaux par la bride. Ils le sont automatiquement dès la porte franchie. Par terre la roche est à nu. Il est prévu de bétonner le daisne (sol) plus tard. Au-dessus de la porte, un des gardes d’écurie a déjà accroché un fer à cheval, comme pour déjouer le mauvais sort.  Les gardes d’écurie sont plusieurs ; un par poste. Ils ont pour mission de s’occuper du bien-être des chevaux à tous les étages de la fosse, et ce n’est pas une mince affaire. Le garde laisse donc là les deux chevaux.

Départ précipité

Tandis que là-haut, au jour, l’avance rapide des Allemands crée la psychose soudaine. La population dans l’affolement général se prépare à l’exode. Les anciens s’en souviennent encore. L’ordre est donné d’abandonner la fosse.  Au fond c’est l’effervescence. Chacun se presse vers le puits. Une dernière cage est prévue pour la remonte des ouvriers. Les surveillants s’assurent que tous les mineurs sont bien présents, à l’aide des jetons. Ils ont tous l’assurance qu’ils n’abandonnent leurs outils que pour quelques jours seulement. Dans l’affolement, le responsable de l’écurie remonte en laissant les chevaux attachés. Il s’est juré de revenir le plus tôt possible pour les nourrir. À l’étage le plus bas, le chef « molineux » (responsable aux accrochages), prévoyant, remplit la mangeoire des deux chevaux de fourrage avant de monter dans la cage. La réserve de foin regorge. La porte de l’écurie est restée ouverte. Tous les chevaux, étonnés de tant d’effervescence, restent attachés.

Bien des jours ont passé. La majeure partie des maisons de corons (groupe d’habitations de mineurs) sont vides, leurs occupants partis à l’aventure. Certains vieux chevaux de mine remontés, eux, depuis longtemps serviront à tirer des attelages hétéroclites vers ce qui semble être la liberté. Ne sachant où aller, les habitants reviendront réoccuper leur logement. L’armistice est enfin signé. Les molettes se remettent timidement en marche. Les chaudières qui alimentent en vapeur la machine d’extraction sont remises en chauffe. La production va reprendre. Une équipe est désignée pour contrôler l’état de la fosse et s’assurer de l’inexistence du grisou (méthane), ce gaz sournois, plus léger que l’air, qui explose à la moindre étincelle si la ventilation est inefficace.

Solidarité

À l’accrochage de l’étage le plus haut les mineurs sont accueillis par une odeur insoutenable, persistante, celle de la chair en décomposition. Elle vient de l’écurie. Le plus téméraire de l’équipe va ouvrir la porte. Il voit, la lampe tenue à bout de bras, se bouchant les narines de l’autre main, les chevaux morts dans leur stalle. Ils auront bien essayé de se libérer de leur longe, mais n’y parvenant pas, ils sont morts de faim et de soif. À tous les étages, le même spectacle affligeant s’offre à leurs yeux. Les mineurs se souviendront longtemps. Au plan le plus bas, lorsque les portes de la cage s’ouvrent, ils s’attendent à y sentir cette même odeur nauséabonde. Mais rien. Quelque chose a bougé dans le noir. Là, devant, un des deux chevaux abandonnés évolue à l’accrochage. Il semble les attendre. Ce cheval s’est libéré en rongeant sa bride ; les liens pendent encore à l’anneau dans sa stalle. Étonnés de voir encore un "quéviaux"  (cheval) vivant, et de plus en bonne santé, ils ne sont pas au bout de leur surprise, lorsqu’ils franchissent la porte de l’écurie restée ouverte. Ainsi il a pu se nourrir du foin laissé à l’extérieur, lorsque la nourriture mise dans la mangeoire a commencé à faire défaut. Les mineurs en sont ébahis. Mais quel n’est pas leur étonnement lorsqu’ils découvrent le deuxième cheval. La faible lueur de leurs lampes le fait reculer, comme tout à coup réveillé. Il est toujours attaché dans son box, debout, amaigri, mais vivant. Cela dépasse l’entendement. Son compagnon l’a nourri. Jour après jour, il lui a rapporté dans sa gueule du fourrage pris au-dehors de l’écurie. Dans le noir total et dans le silence tout aussi inquiétant, du fond, ils ont survécu, animé par le même élan d’espoir, la même volonté de survivre en attendant leur délivrance.

Quel étonnant exemple de solidarité, digne de la corporation. Tout le monde au fond s’appelle bien mineur. Les chevaux n’échappent pas à cette règle. N’étaient-ils pas d’ailleurs appelés mineurs à quatre pattes.

Anecdote de Jean Pierre Mongaudon

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Date de création : 15/04/2015 21:09
Catégorie : Livres, récits, témoignages... - Récits-Mineurs-Jean-Pierre Mongaudon
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