Lettres de Velars sur Ouche
Les lettres de Velars-sur-Ouche
Sur les enveloppes retrouvées, parmi mes vieux papiers : des timbres à 0F30 ; à l’intérieur, des lettres de Velars-sur-Ouche. A deux pas de Dijon, ce village de Côte-d’Or était connu des mineurs de notre région lorsque leur santé les contraignait à suivre une cure au sanatorium ouvert en ce lieu. L’établissement se situait en contrebas de la colline où culmine, à des kilomètres à la ronde, Notre Dame d’Etang, une vierge à l’enfant posée au sommet du dôme de la chapelle. De cette époque révolue, qui se souvient encore de sainte Barbe que l’on fêtait à son voisinage ? Une sainte Barbe délocalisée en quelque sorte ! Les souvenirs évoqués ici concernent mon père, Charles Bruchet, natif de Nœux-les-Mines : Roger, pour les intimes. Tombé malade fin 1967, il partira au début de l’année suivante et pour douze mois, afin d’être soigné des suites d’une pleurésie et d’une tuberculose sur ses poumons silicosés. Il avait quarante-deux ans et, pour lui, cette épreuve se doublait de la prise de conscience que rien ne serait jamais plus comme avant. Sa santé dévastée lui commanderait de tirer un trait sur les habitudes d’hier, faites de doubles journées, à s’acquitter de travaux de toute sorte, après son poste à l’usine. Ouvrier à l’usine CDF Chimie de Mazingarbe avec la qualification de dispatcher, son travail était soumis au régime éprouvant des trois-huit. A titre d’exemple, il n’avait qu’un seul repos dominical par cycle de sept semaines. Calquée sur cet emploi du temps peu réjouissant, notre vie de famille s’en ressentait : si papa dormait le matin, il ne fallait pas faire de bruit ; le midi, quand il se levait pour passer à table, sa tête des mauvais jours plombait l’ambiance du repas ; ce même repas qui, le dimanche, tardait à venir ou se prenait très tôt, selon qu’il était du matin ou de l’après-midi. A la maison, une pièce n’avait d’autre usage que de servir de vestiaire pour ses vêtements de travail qui empestaient l’ammoniac, principalement sa grosse canadienne de cuir, celle qu’il mettait pour lui faire la route à mobylette et que l’on s’empressa de jeter à la poubelle une fois devenue inutile. Chaque changement de poste affectait notablement la qualité de son sommeil, peu réparateur, d’où une fatigue accumulée et autant de défenses fragilisées. Dans ce contexte, les accidents dus aux fuites d’ammoniac, subis à au moins deux reprises, n’étaient pas faits pour arranger ses affaires, tout en laissant planer le doute sur de possibles séquelles.
Charles BRUCHET dans son labo photo
Quant à la silicose, elle datait des sept années de fond, à la fosse 3 de Noeux, entre 1941 et 1948. Reconnu silicosé, il s’était vu affecté aux travaux du jour, guère plus réjouissants. Là, exposé aux intempéries, à pousser des berlines sur le terril, une dure réalité s’était vite imposée. Etant retombé au plus bas de l’échelle salariale, soit à la base 2, cela ne suffisait plus pour nourrir son homme, pas plus que sa petite famille. A présent, marié, Charles était papa de mon frère aîné, Francis, venu au monde le 22 décembre 1947 : un enfant de l’après-guerre pour qui les débuts dans la vie s’effectuaient sur fond de tickets de rationnement, ce qui ne fut pas sans répercussions sur sa santé, en grandissant. Pour compenser la perte de salaire, mon père, n’eut donc d’autre choix que de travailler après sa journée ; et, ce fut l’engrenage de boulots harassants et, comme sur son terril, par tous les temps. Ainsi, dure campagne que celle de l’arrachage des betteraves, entre autres travaux des champs et, dur métier que celui de manœuvre, à creuser des caveaux dans le cimetière de Noeux, y compris le dimanche. A ne pas se ménager et à ne pas s’écouter, ce qui devait arriver arriva : une première pleurésie contractée après une série de refroidissements.
A la Sainte Barbe 1968 lors du discours du Docteur BARDON, A sa droite Charles BRUCHET
Les leçons du passé sont trop vite oubliées, témoin la rechute qui se profile en cet automne 1967 alors que rien ne semble pouvoir venir à bout d’une bronchite chopée dans les courants d’air, à repeindre une façade. Charles a « ch’coup ! » Le couperet du médecin du travail tombe : c’est un arrêt de travail avec effet immédiat. Pas question donc de poursuivre son poste de l’après-midi, au contraire, il se voit intimer l’ordre de rentrer chez lui, qui plus est en taxi. L’heure n’est donc plus à enfourcher une mobylette et à braver les intempéries ! Pour nous, si de telles précautions ne présageaient rien de bon, l’espoir restait encore permis dans l’attente que nous étions des résultats d’analyses. Mais, pour mon père, pas dupe, il savait déjà à quoi s’en tenir, tant ses poumons, devaient parler d’eux-mêmes.
L’hospitalisation se fit à l’hôpital de Béthune, dans le confinement du pavillon C où les enfants étaient interdits de visite. Durant cette période, une seule fois je pus embrasser mon père, dans l’entrée. C’est dans ce même bâtiment que, les yeux rivés au plafond, lui vinrent ces mots :
Avec eux, dans un hôpital des silicosés
Ils sont là, confiants et dociles
Avalant tout ce qu’on leur donne
La chair percée de mille aiguilles
Confiants leur vie à un seul homme.
Hier, encore, ils étaient fiers
De leur dur travail de mineur,
Suaient, soufflaient, dans la poussière,
Ne songeant qu’à nourrir les leurs.
Et, maintenant, que reste-t-il
De ces gars rudes et si doux ?
Des âmes prêtes pour l’exil
Que l’on console avec des sous.
Pourtant la foi et l’espérance,
Qu’ils cultivent au sein de leur âme,
Les accrochent, malgré l’absence,
Chez eux, aux enfants, à leur femme.
Et, dans le calme de la nuit,
Quand le sommeil ne peut venir,
Des larmes, que l’on croyait taries,
Accompagnent leurs souvenirs.
Parfois, d’un reste d’énergie,
Ils rient, affichent un air heureux,
Bientôt, finit la comédie,
Une quinte les plie en deux
Ils sont là, confiants et dociles…
Après le pavillon C, l’hospitalisation allait se poursuivre dans le service général, jusqu’à Noël. Se rendre à Béthune par le bus, pour les visites du dimanche après-midi, tenait assez de l’expédition. Une fois sur place, il fallait encore patienter de longues minutes avant l’ouverture des grilles, par le gardien. Vétuste, l’hôpital de Béthune se déclinait encore en de longs dortoirs sans intimité et souvent perturbés par la présence de patients relevant certainement de la psychiatrie.
Autant dire que la fin de l’hospitalisation fut vécue comme un soulagement et le retour à la maison, aussi bref qu’il fût, apprécié à l’approche des fêtes de fin d’année. Début janvier, le départ pour Velars se profilait déjà, certes, la mort dans l’âme, mais la sagesse ne commandait-elle pas d’obéir ? Au bout du chemin, les promesses de guérison ne permettaient pas de s’affranchir de l’air pur de la Côte-d’Or et des bienfaits du régime de repos, imposé à grand renfort de siestes à observer en silence. Confronté à tant de changements, Charles allait-il tenir le coup ? Après quelque temps, le naturel allait reprendre le dessus, mais raisonnablement. On le surprit donc à déserter le lit afin de s’adonner aux activités proposées par l’établissement. En bon bricoleur, il se voyait offrir la possibilité d’apprendre à développer des photos ainsi que la reliure d’art. De ce jour, les pellicules à développer de la « maison Velars » passèrent par son labo. Il entreprit également de recouvrir de cuir, incrusté de motifs dorés à la feuille d’or, le Larousse de mon frère reçu à son entrée au collège. Malgré le temps rogné sur les siestes, de telles occupations constituaient d’agréables dérivatifs, utiles à lui maintenir le moral. Le médecin de l’établissement, le Docteur Bardon, l’avait si bien compris, au reste, qu’il fermait les yeux sur ces incartades. Il faut dire que les deux hommes s’appréciaient et bavardaient volontiers. Mon père participa aussi à l’animation de la vie locale en intégrant l’amicale nouvellement créée. La chose est d’ailleurs évoquée dans une lettre qu’il m’avait adressée en novembre 1968 dont voici un extrait :
« Je connais à Velars les mêmes « embêtements » qu’à Noeux. Bien sur, ici ce n’est pas de la maçonnerie, ni de la tapisserie ou des trucs du même genre mais sous une autre forme qui demande quand même moins d’efforts physiques, je n’ai jamais une minute à moi et puis il faut dire aussi que je ne sais pas dire non. Nous sommes ici 130 malades et si personne ne veut s’occuper de faire quelque chose, la vie sera encore plus monotone pour tous ; donc, une dizaine de gens parmi les pensionnaires ont formé une amicale dont je fais partie pour organiser des distractions, pour rendre moins tristes les dimanches. En tant que trésorier, je dois me débrouiller pour faire rentrer de l’argent afin de faire profiter tout le monde, sous la forme de concours, distribution de cigarettes, de bonbons, aide aux nécessiteux etc. Je vais donc de temps en temps à Dijon et je cherche des articles pas trop chers, des souvenirs qui font de l’effet, j’essaie de baisser les prix et nous revendons tout ça à la cantine avec un petit bénéfice qui nous permet d’avoir un budget. En ce moment je prépare une tombola gratuite qui va nous coûter 150.000F (anciens). Il me faut 130 lots mais surtout l’argent pour les avoir, mais je m’en sortirai… »
Lettre de Charles à son fils, Jean-Denis
Une année à guetter le facteur.
A la maison, il n’y avait pas de téléphone mais les lettres échangées avaient au moins l’avantage de pouvoir être relues. Le courrier espéré au quotidien se faisait toutefois attendre à cause d’un facteur réputé pour traîner en chemin. Impatiente d’avoir des nouvelles, ma mère se mettait donc à guetter le facteur et il m’arrivait aussi de m’associer à cette « activité » aussi stérile que prenante. Chaque lettre reçue était porteuse d’espoir. La vie reprenait le dessus mais, désormais, elle semblait suivre un cours nouveau. Quand les hommes font défaut, il faut bien que quelqu’un les remplace, les guerres l’ont démontré. Ma mère allait donc plus souvent dans le jardin et, depuis quelque temps, elle effectuait des heures de ménage chez les Fortin, un couple de professeurs. En cela, elle s’affranchissait de son mari qui jusqu’alors, avait toujours considéré que la place de l’homme est de subvenir aux besoins de la maison. Plus libre dans sa tête, quelques achats vinrent troubler l’ordonnancement habituel. Ce fut d’abord une nouvelle machine à laver puis, pour la première fois, un réfrigérateur. Et Charles, mis devant le fait accompli, d’accuser le coup sans trop rien dire, y compris la fois où, la surprise du jour, n’était rien moins qu’un garage en préfabriqué, sorti de terre pour abriter la 2CV de mon frère (8410 FE 62 !). Deux permissions accordées durant le séjour contribuèrent aussi à maintenir le moral en dépit d’un certain voile de tristesse au moment de se quitter. Pour mon père, rarement détendu, ces parenthèses de quelques jours ne le libéraient en rien de ses soucis du moment. Il n’est que de revoir les photos de l’époque pour le retrouver, perdu dans ses pensées et déjà ailleurs.
Les évènements de mai 1968 affectèrent l’acheminement du courrier mais ne découragèrent en rien Francis, alors étudiant, bien décidé à faire le voyage en stop, accompagné d’un ami, pour aller voir son père. La France était en ébullition et ma mère ne l’était pas moins, depuis que ses indemnités journalières ne lui étaient plus versées. Blackboulée d’un service à l’autre mais ne voyant toujours rien venir, rendez-vous fut pris, et pour la première et unique fois de sa vie, avec une assistante sociale des Grands bureaux de Noeux, charmante personne dont l’intervention au téléphone fut une démonstration d’efficacité. L’affaire s’était réglée par quelques paroles bien senties qui nous firent sourire au moment où l’homme au bout du fil se vit demander si, « d’après lui, Madame Bruchet vivait de l’air du temps ? ». Ma mère tenait là sa vengeance sur l’obscurantisme ambiant… La chienlit de mai 68 avait trouvé là ses limites !
Lettre de Charles à sa femme, Philomène
Quant à moi, j’allais sur mes treize ans. Insouciant comme on peut l’être à cet âge, je n’attendais rien moins que mon père guérisse. Est-ce cela la foi d’un charbonnier ? Les visites à l’hôpital n’étaient plus qu’un mauvais souvenir, et qu’une affaire de temps, son retour à la maison. Des bras manquaient, ici et là, je voulais donc les remplacer, à ma manière et par des initiatives dont je m’acquittais plus pour le plaisir que par obligation. Il ne me coûtait rien, au contraire, cela me rendait heureux, de casser du bois, pour que ma mère puisse allumer son feu, le lendemain, de rentrer le charbon ou encore de bécher un coin de jardin. Cela avait d’autant plus le goût de la liberté, que je n’avais pas ma mère sur le dos, occupée qu’elle était à faire ses ménages.
A son retour de Velars, la reprise d’activité ne fut pas immédiate. Mon père était encore redevable de deux années pour pouvoir prétendre à une retraite à minima (30 ans de service). Mais, cette fois, il y avait une 2 CV pour lui faciliter la vie ; quant à son travail, éloigné de la production d’ammoniac, son affectation à l’entrée de l’usine, pour la gestion en deux huit de la bascule
au passage des camions, , n’avait plus rien à voir avec les conditions éprouvantes d’avant l’arrêt de travail.
Charles est décédé le 20 mai 1988 à l’hôpital de Beuvry ; peu de temps avant de mourir, désespéré, il avait dit à ma mère « Pourquoi mi ? ».
Pourquoi lui ? Et, j’ajoute, pourquoi tous les autres ? L’histoire de mon père est à l’image de son époque. C’est l’histoire d’un homme né dans les corons, et dont la condition de mineur et d’ouvrier se fondait dans le paysage, selon un destin tout tracé, somme toute, ordinaire, pour ne pas dire banal, jusque dans la mort. Cette réalité froide et brutale, étant jeune, échappait à ma conscience. Quoique sous mes yeux, je ne la comprenais pas ; comme il en est de celui, qui, assistant à un événement grave, ne peut en témoigner que longtemps après. Mais, aujourd’hui, plusieurs de mes souvenirs prennent toute leur mesure. Ainsi, quelle émotion, la fois où, en classe de 5ème, le directeur du collège est venu chercher en plein cours, notre camarade Christian Kaplon, pour lui annoncer que son père, silicosé, venait de mourir. Sur le moment, pas un mot ne fut échangé et, devant toute la classe figée, nous l’avons vu se lever, ranger ses affaires en silence puis sortir dignement, la tête basse. Le cours a repris, comme si de rien n’était…
Quelque temps après, rue de Calais, cette fois, on ramenait entre ses quatre planches, un de nos voisins, jeune mineur, mortellement blessé suite à la chute d’un bloc de pierre détaché du toit. Seules quelques lignes bien laconiques dans le journal relateront l’événement, simple fait divers voué à être classé sans suite.
A même époque, notre voisin d’en face, M. Bourre, toujours à court d’oxygène, se mourait dans sa chambre sans air. Les bouteilles défilaient chez lui mais, en cet été particulièrement chaud, il n’y avait pas moyen de ventiler la pièce pour lui épargner les piqûres de moustiques. A la demande de son épouse, mon père fabriqua la moustiquaire espérée qui permit à ce pauvre homme de vivre ses derniers jours plus sereinement ; Il n’avait pas quarante cinq ans.
Témoin de son temps, Augustin Viseux, l’auteur de Mineur de Fond, paru aux éditions Terre Humaine, avait eu des mots très forts au cours de l’entretien qu’il avait eu avec Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophes : une sorte de comparaison malicieuse pour expliquer, en substance, qu’au regard des quelque cent cinquante années qu’avait duré l’exploitation minière dans le Nord, en somme, une goutte d’eau à l’échelle de l’humanité, les sacrifices humains que cela avait réclamés, toutes les souffrances endurées auraient peut-être pu être évités ; si l’on y avait réfléchi à deux fois ; si l’on avait tenté de faire autrement. Tout ça pour ça !, voulait-il faire comprendre, avant de conclure : « C’était plutôt rosse ! ».
Jean-Denis Bruchet, fils de Mineur
Le 23 mars 2017.