Histoire de Briquet JP Mongaudon
Torse nu dans la taille, la sueur lui dégouline dans le dos. La poussière grasse du noir (du charbon) colle à sa peau. Le piqueur au bout du bras, il force un peu et l’aiguille pénètre encore plus avant dans la masse charbonneuse. Un bloc se détache et dévale avec fracas vers les couloirs. Il a déjà boisé une rallonge (d’une longueur de 2,50 cm). Elle sert de mesure pour le paiement du travail accompli, bien sûr suivant la hauteur de la veine). La quinzaine, (paye de 15 jours de travail en fait de 13 jours) sera bonne.
Une intuition lui fait regarder l’heure. Mon père sort la montre du gousset qu’il porte à la ceinture. Son ventre le trompe rarement. L’heure du briquet approche. Il prend grand soin de cette montre. Elle lui a été offerte par son grand-père le jour de ses 13 ans, jour également où il a été embauché à la mine, où pour la première fois, il mit les pieds sur le carreau de la fosse. C’est peut-être le seul cadeau que son grand-père lui ait fait. Mais quel cadeau. Depuis, il est retourné à La Machine, et il n’a plus donné signe de vie. Dans une boîte en fer blanc attachée par une petite chaîne au passant de sa ceinture, il peut lire l’heure à travers une fenêtre, jaunie par le temps, qui épouse parfaitement le cadran. Elle ne le quitte jamais. Un jour, son dernier jour, il la donnera à son fils (combien de fois ais-je entendu cette phrase : "quand je serai mort, fils, elle sera à toi").
Il abandonne momentanément ses outils pour descendre, par l’havée, dans la voie. Au passage, fait signe aux camarades qu’il est l’heure. Vingt-cinq minutes pour "faire briquet" c’est vite passé, et puis on n’a guère le temps de s’amuser. Sa musette confectionnée en toile récupérée dans des vieux bleus de travail est accrochée dans la voie à l’aide d’un morceau de fil de fer. À l’intérieur, son briquet une gourde d’un litre d’eau à la chicorée, et dans une boîte en fer blanc, ses tartines. Cette protection est devenue obligatoire, tant les souris pullulent dans le coin. L’expérience vécue par Dominico, l’Italien, a servi de leçon à tout le quartier. Une souris soucieuse de sa survie s’approcha de sa musette, pénétra à l’intérieur et, tranquillement, commença son festin du bon pain frais beurré. Elle perfora par le centre les tartines empilées les unes sur les autres, creusant une mini-galerie de la première à la dernière tranche. Dominico se rendit bien compte, lors de l’ouverture du paquet, des dégâts causés par la bestiole, mais faisant fi des recommandations de ses camarades, il mangea quand même son briquet. Jeter des tartines alors que son ventre criait famine, c’était mal le connaître. Le lendemain, la gorge gonflée, sur le lit de l’hôpital à Somain, il regretta de ne pas avoir écouté les anciens.
Dans le quartier le travail continue, Mon père va se désaltérer. Le "ploc" de sa gourde qu’il ouvre d’un geste automatique trouble un peu le silence. Il s’aperçoit, étonné qu’elle est à moitié pleine. Tiens ! Il ne se souvient pas de s’y être désaltéré. Il ouvre la boîte en fer qui renferme ses tartines et y fait une autre découverte aussi désagréable. Sûr d’avoir apporté huit tartines, il fait le compte : "j’en ai mangé deux en arrivant. Il devrait m’en rester six".
Dans le doute, il se taît, suspectant tout le monde. Plusieurs fois dans la semaine, il remarque le même phénomène. Secrètement, il se promet d’attraper le voleur. À la maison, il récupère un vieux boutelot accroché dans la cabane à charbon qu’il remplit d’eau chaude mélangée à de l’huile de piqueur. Son idée, piéger, le voleur à l’aide d’un briquet subversif. Tel le piégeur, il prend la route de la fosse et sur le chemin ne peut s’empêcher de penser en souriant au résultat dans le cas probable bien sûr où le traquenard fonctionnerait.
Au pied de la taille, à l’insu de tout le monde, sauf de son copain Riaulon, la musette piégée est installée bien en vue. Le vrai briquet trouve une place derrière un bois dans la voie. Le piège est tendu. Impatient du résultat, ils montent dans la taille pour le travail habituel, faire du charbon. Les berlines se remplissent du précieux produit. En sueur, il vient de terminer sa rallonge, les gaillettes tombent en contrebas.
Immanquablement il porte la main au gousset. Il a le temps de boiser au moins un tintiat (boisage provisoire). Puis, " c’est briquet ". Les mineurs descendent vers la voie en interpellant les retardataires. L’heure c’est l’heure. Les couloirs dans la taille sont pleins. Ils seront vidés pendant le casse-croûte par le galibot rouleur, cela tombe bien, pour lui comme pour nous. Il aura dû faire briquet avant ou il le fera après. C’est à lui de juger et de jauger son travail.
Le retour d’air fait remonter une odeur nauséabonde qui envahit la taille. Ils hument l’air en pensant à une farce (il arrive qu’un mineur pris d’une envie faisait ce qu’il devait absolument faire juste au retour d’air pour en faire profiter tout le monde). Car au fond l’air est dirigé du puits d’entrée d’aire vers le puits de sortie en passant par toutes les galeries de la mine. Un vrai casse tête pour les géomètres.
L’odeur se précise. Dans une des berlines qui attendent dans la voie leur chargement, le porion de quartier est pris d’une " chiasse ", il est en train de...(imaginez un peu). Il faut dire qu’au fond, les WC n’existent pas.
Le piège a fonctionné. André et Riaulon ont du mal à imaginer que c’est le chef de quartier, le responsable des vols de boisson et de nourriture. Pourtant Il manque une bonne quantité de liquide dans la gourde trafiquée. Mon père propose ironiquement, et de voix haute aux copains d’aller faire briquet en amont des odeurs pour ne pas en être incommodé. Ensembles ils dépassent la berline, d’où émerge une tête sans casque, sans un regard pour le malade. Depuis cet incident, les briquets restent intacts.
JP Mongaudon, anecdote rapportée par son père