1 bis rond-point de la fosse 16

1 BIS ROND-POINT DE LA FOSSE 16 *

Premier week-end de septembre : c'est la ducasse à la fosse 16 à LIÉVIN. Les manèges se sont installés jusque devant chez moi, sur la place. C'est le rond-point de la fosse 16 qu'on peine à trouver quand on n'est pas du coin. Les forains vont rester une semaine et profiter de l'afflux des promeneurs attirés par le marché aux puces. Quelques francs dans la poche et me voilà partie en vadrouille. Qui sait ? Je dénicherai peut-être un trésor.

Pas facile de se faire une place quand on est gamine. Je me faufile à droite, à gauche ; je regarde d'un œil connaisseur tous les étals. Je cherche les cartons qui débordent de livres : romans, bandes dessinées, manuels de littérature annotés, tous abandonnés, exposés aux dernières chaleurs de l'été.

J'arrive au passage à niveau. C'est la limite du marché, le début d'une autre cité, la frontière qui marque la fin de mon périple. Je sens que je vais rentrer bredouille. Le dernier pucier m'intrigue : assis sur un tabouret, un pinceau dans une main, une palette dans l'autre, il est penché sur un tableau qu'il vient de commencer. Autour de lui, éparpillées, encadrées, ses œuvres complètes, à vendre pour trois francs six sous. En bas à droite, un nom : MIKOLARCZYK. Je m'approche, lui demande ce qu'il fait. « Je peins, ça te plaît ? ». Je réponds que c'est joli tous ces paysages miniers : la fosse, le terril, le coron, la cité, les jardins. Il y a de l'herbe et des fleurs, des arbres, un ciel bleu, voilé de nuages comme sur ce tableau sur lequel mes yeux se posent : « fosse 16 de Lens ». Il n'en reste presque rien aujourd'hui : tout a été détruit dans les années 50-60. Seule existe encore la cité dominée par une grande maison d'ingénieur. C'est celle que nous occupons, ma famille et moi. Ceinturée de hauts murs et isolée, elle a l'air d'une forteresse.

Je prends alors conscience que ce tableau ressemble étrangement à l'endroit où je vis. Je ne le reconnais pas tout de suite : ma maison n'est pas seule, la voilà flanquée d'une voisine -la maison du gardien de la fosse- m'explique Monsieur MIKOLARCZYK**. Derrière, on voit le carreau avec ses nombreux bâtiments et son chevalement. La grille est ouverte, des Mineurs viennent de la franchir; un autre arrive à vélo tandis qu'avec sa charrette et son cheval, un personnage descend le chemin pavé. Les grands arbres qui ombrent notre façade ne sont encore que des buissons. Je découvre que ma maison a une histoire, qu'elle était sans doute regardée avec méfiance, qu'elle suscitait peut-être l'envie. J'imagine le dialogue des Mineurs qui rentrent de la fosse :

- "Quelle belle maison! On doit être bien à l'intérieur! Tu ne crois pas, Lucien ? " (Lulu pour les copains)

- "Ne rêve pas Jules, ces maisons-là, ce n'est pas pour toi!" rétorque Lulu.

Je ne parviens pas à quitter Monsieur MIKOLARCZYK. Je le bombarde de questions, je veux savoir : est-ce une scène réelle? Où a-t-il trouvé son modèle? Est-ce qu'il a connu ce puits de mine quand il était encore en activité? Et une dernière question: combien coûte le tableau ? Le prix annoncé dépasse largement le pécule qui dort au fond de ma poche. Alors je lui demande de m'attendre, de ne pas remballer tout de suite ; je lui dis que je vais revenir, que ce tableau, je veux l'offrir à mes parents. Et je cours, je vole, j'arrive toute essoufflée chez moi. Je cherche ma mère, lui demande de venir avec moi : j'ai déniché un trésor!

Il est resté longtemps accroché au-dessus du bureau de mon père. Il l'a emporté lorsqu'après 40 ans, il a fallu déménager et quitter la maison devenue bien trop grande depuis que les enfants ont quitté le nid. Son nouveau logement est plus petit, il n'y a pas assez de place pour tous ces objets qui l'ont accompagné. Alors le tableau, il me l'a donné pour que mes enfants sachent où mes racines sont enterrées.

Laurence VINCENT, fille de mineur

*Cette adresse a disparu en 2011 quand la maison a été détruite.

**C'est un texte que j'aimerais dédier à Monsieur MIKOLARCZYK.

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Date de création : 28/01/2016 15:54
Catégorie : Livres, récits, témoignages... - Récits-Enfants de mineurs
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Réactions à cet article

Réaction n°1 

par jp le 12/08/2016 09:49
Bonjour Madame,Notre fils Vincent vient de nous faire découvrir votre article qui nous a beaucoup touché. 
C'était notre Père. Il avait fait toute sa carrière aux mines. Très proche de la nature, la peinture de tout temps faisait partie de l'une de ses principales distractions.Un grand merci pour ce souvenir du quotidien de notre jeunesse.                                                    Les enfants et petits enfants