Sale temps pour l'abbé crochette

SALE TEMPS POUR ̎ L’ABBÉ CROCHETTE ̎

Il y a quelque temps, je rendais visite à un ami collectionneur de matériel de mineur. Lampes à benzine, lampes au chapeau, casques, masques à gaz, outils divers, tous ces ustensiles étaient rutilants. On aurait dit des bijoux. Mais c’est un superbe piolet effilé de soixante-dix centimètres de longueur qui a retenu mon attention. Trop beau et trop fin pour avoir servi à frapper sur le charbon ! "C’est une crochette de porion" m’a expliqué mon copain. Alors, une histoire maintes fois racontée par mon beau-père mineur m’est revenue en mémoire.

Jean, mon beau-papa, est décédé à 71 ans. C’était Jeannot pour ses copains, une forte tête, un personnage pittoresque mais courageux à qui il arrivait souvent de se chamailler avec ses supérieurs quand il travaillait "au charbon". Jeannot ne se laissait pas faire. Le porion BECQUART, lui, était un braillard perpétuel ; ça n’allait jamais comme il voulait. Pour gagner leur journée, ses ouvriers devaient absolument lui obéir car, c’est évident, il était beaucoup plus intelligent qu’eux étant donné qu’il était plus ancien et qu’il avait exercé tous les métiers de la mine avant de faire l’École des Porions (soi-disant…) ; les mineurs ne pouvaient donc pas en faire à leur tête, surtout pas ! BECQUART connaissait toutes les ficelles et combines des mineurs tâcherons qui trichaient souvent pour dépasser les objectifs fixés en ne respectant pas les règlements ou les procédures de production. ‘’Et bin, mi, BECQUART, in me roule pas’’… C’est ce qu’il disait !

Surnommé "l’Abbé Crochette" car il avait toujours sa crochette de porion avec lui, BECQUART arrivait dans la taille sans prévenir, à des heures différentes. Chaque jour, il entretenait l’effet de surprise. Ruisselant de sueur, noirs comme le charbon, abrutis par les bruits des marteaux-piqueurs et des couloirs oscillants, les abatteurs s’attendaient au pire quand ils l’apercevaient. ‘’Qu’allait-il encore trouver aujourd’hui ?’’ Lui, sans se soucier d’eux et bien avant de leur délivrer un petit bonjour obligé du bout des doigts, était déjà en train de tournicoter entre les bois, contrôlant leur écartement avec le manche de sa crochette, tapotant sur l’étai en y plaçant son oreille pour vérifier s’il était solide et bien serré et, bien sûr, il en trouvait toujours un qui n’était pas conforme. La moindre petite anomalie et les amendes pleuvaient ! Fier de lui, il les notait sur son maudit petit carnet.

Mais ce n’était pas tout ! Après avoir mesuré, toujours avec le manche de sa crochette, l’avancement du chantier, et surtout quand celui-ci était supérieur à l’objectif fixé, l’Abbé pouvait se mettre à tapoter la veine avec la pointe de son outil-fétiche et affirmer haut et fort à ses hommes que le charbon n’était vraiment pas dur dans le quartier et qu’il n’était donc pas étonnant qu’ils en aient abattu autant. La conséquence était immédiate : le prix de la berline produite était diminué au grand dam des ouvriers qui pensaient avoir gagné une belle journée… Ce genre de "plaisanterie" mettait notre Jeannot en furie. Comme tous ses collègues, il n’aimait pas que les tarifs soient diminués en cours de route. Il se sentait lésé et se faisait entendre mais l’Ami Becquart ne cédait pas souvent car bien entendu, l’ingénieur lui donnait toujours raison : ‘’Ce ne sont quand même pas les abatteurs qui vont fixer le prix de la berline !" .

Le ton montait souvent au fond. Un jour, les deux zigs en sont venus naturellement aux mains. Dans un chantier très difficile, les abatteurs n’en pouvaient plus ; pour les "encourager" à sa façon, le braillard est venu leur dire que le travail n’avançait vraiment pas et qu’ils devaient "se tourner les pouces dès qu’il avait le dos tourné". On ne traite pas Jeannot et ses copains de fainéants. Quel abruti ce porion ! Et quand ils ont exigé des excuses, il leur a hurlé qu’ils l’avaient déçu : "Un travail bien commandé est à moitié fait ; moi, j’ai fait mon boulot, faites le vôtre !" a-t-il osé leur dire. Ni une, ni deux, Jeannot a répondu en lui balançant sa pelle à sept côtes dans le ventre : "T’avais qu’à le commander deux coups, t’aurais pas eu besoin de nous ! "

Les insultes ont alors giclé : "fainéant, impoli, anarchiste". Jeannot a répondu : "collabo, petit chef, scribouillard, toutou de l’ingénieur". Ils se sont empoignés. Il a fallu les séparer. Le porion est remonté au jour, violet de rage, il est allé tout raconter à l’ingénieur.

Résultat : Jeannot a été mis trois jours à pied avec obligation de faire des excuses en public à BECQUART.

Trois jours sans salaire, c’est dur ! Simone, ma belle-mère, a dû aller pleurer dans le bureau de l’ingénieur pour essayer de diminuer la sanction ; il y avait cinq enfants à nourrir et les temps étaient durs. Jeannot était bon ouvrier, la sanction a été réduite à une journée mais il fallait absolument qu’il présente ses excuses à ‘’Monsieur BECQUART’’. "Des excusses à un collabo et pi quoi incore ?". Il ne les a bien sûr jamais faites ! Je ne sais pas comment s’est terminé cet épisode rocambolesque…

Jeannot et BECQUART se sont retrouvés des années plus tard, après leur départ de retraite, aux obsèques d’un mineur silicosé. Et bien croyez-moi si vous voulez, ils en sont une nouvelle fois venus aux mains dans le bistrot après l’enterrement ! Quand Jeannot un peu éméché a apostrophé son porion préféré "Comment y va l’Abbé Crochette ?", l’autre n’a pas trop apprécié… Et rebelote, il a fallu de nouveau les séparer ! Ah les bourricots !

Georges TYRAKOWSKI

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Crochette de porion. Photo GT

Groupe de Porions, crochette à la main, Fosse 3 de MARLES, début XXème col Bertrand COCQ

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Date de création : 21/01/2016 08:08
Catégorie : - Récits-Enfants de mineurs
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