Premier chantiers au fond

À l’aide du pic, je rends la terre meuble entre les rails sur environ dix centimètres de profondeur sur toute la largeur de la voie. L’ancien évacue à la pelle l’excédent de terre dans une berline. De temps en temps nous intervertissons les rôles. C’est une tâche fastidieuse qui me déçoit. Le dialogue avec l’ancien est assez limité. Il ne m’adresse la parole que pour me donner des conseils sur le maniement du matériel. Il excuse cependant mes gaucheries. Chaque jour l’endroit change. Comme sur les chantiers itinérants, nous avançons avec le travail. Il me faudra force et patience pour déclencher chez mon compagnon l’envie de parler. Les moments les plus propices sont les vingt-cinq minutes de pause du briquet (le casse-croûte des profondeurs dure impérativement 25 minutes). Seuls dans la galerie nous nous asseyons sur du matériel stocké, en général des bois ou des planches. Le "boutelot" (gourde en aluminium) entre les jambes, les tartines protégées dans un morceau de papier, déballées, nous reprenons des forces "in’s régal" (on se régale). Je profite de ces instants pour l’interroger. Je pose des questions précises. Les réponses sont brèves sans détail. Bref je l’embête.

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Pourtant au fil des jours une confiance s’installe, et je regrette encore ces moments passés à l’écouter. Finalement il m’annonce que bientôt il sera à la retraite, qu’il a suffisamment donné de sa personne pour produire le noir, le charbon. On appelle aussi le noir l’obscurité, plus noire que la nuit plus pénétrant que la pluie, le noir est un état psychologique. La peur totale lorsque l’on éteint sa lampe volontairement ou non. Il me racontait des histoires d’antan sur les hommes et les animaux dans la mine. Ces anecdotes captivantes faisaient passer le temps à une vitesse incroyable. Elles restent à tout jamais présentes dans ma mémoire. Comment oublier le cheval Cartouche qui refusait de tirer plus de 8 balles (berlines pleines de charbon), si par inadvertance, ou par jeu, le meneur de chevaux en accroche une neuvième. Le cheval, se basant certainement sur les secousses faites lors du démarrage, refuse de tirer le train. Personne n’a jamais su s’il savait compter jusqu’à huit ou si c’est le fruit du hasard. Toujours est-il que Cartouche appartenait à un cirque avant d’être vendu aux houillères.

Le briquet est terminé, je porte mon boutelot à la bouche pour une dernière goulée avant de reprendre nos outils. Notre travail est remarqué derrière nous, car nous laissons une voie propre et un matériel bien rangé, un vrai plaisir à voir. La fin de poste arrive. Les outils retrouvent leurs caches habituelles. En sueur, nous regagnons nos musettes pour vider nos gourdes et nous changer avant de rejoindre l’accrochage.

Nous arrivons en général les premiers au puits après pas loin d'une heure de marche. La chaleur moite est gênante, au jour il doit "faire beau". Les abatteurs nous talonnent à dix minutes environs, leur trajet pédestre est plus long que le notre. Pendant ces quelques minutes, l’ancien discute avec l’emballeur, cela me laisse tout le loisir de fureter à droite et à gauche à la recherche d’objets, outils ou machines, anciens. Notre étage est toujours le dernier à la remonte.

Les cages ont déjà commencé la remonte du personnel, ceux des étages inférieurs. Pendant un cours instant, on peut voir à chaque passage des lampes défiler, ce sont celles des mineurs de 391. Descendus les premiers ils remontent dans le même ordre. Une cage les remonte tandis qu’une autre en descend une autre fournée. Un surveillant, le paquet de jetons à la main, annonce chaque numéro : N° 480 : Je me présente pour récupérer mon jeton. Une cage s’arrête à notre étage, c’est la dernière de 286, il faut la compléter.

Le câble tire si fort qu’il semble nous aspirer vers le jour vers la lumière éblouissante du soleil. La cage ralentie, un courant d’air chaud nous frappe le visage le brouhaha du plat s’amplifie, la cage arrête avec douceur. Quelques secondes d’attente puis les sonneries autorisant l’ouverture des portes. D’un pas rapide, nous sortons, déjà une autre équipe nous remplace dans la cage par l’autre côté. En descendant l’escalier je sors de ma blague à tabac une "roulée".

Je quémande du feu à un confrère qui attend la cage tranquillement et refais le chemin en sens inverse : les escaliers la lampisterie pour la dépose de la lampe et du jeton de présence, puis la salle de bains. Assis sur le banc de bois je savoure ma cigarette de gris tranquillement, puis déroule ma corde doucement pour descendre mon linge propre. Je me dénude, mon corps est blanc par rapport à ma figure et à mes bras. Les douches fumantes déversent l’eau bienfaitrice. Je reste quelques instants sans bouger sous la "douchette". Mon béguin (Coiffe que le mineur porte sous sa barrette) me sert de gant de toilette, il restera ainsi propre d’un poste sur l’autre.

En franchissant la porte tourniquet, je rallume une autre cigarette avec mon briquet à essence. Je ne suis pas pressé de rentrer, bien que la faim me tenaille un peu l’estomac, il fait si beau.

Je ne m’en suis pas trop mal tiré de cette première journée au fond, dire que j’en avais un peu peur. Il m’a été impossible d’enlever aux lavabos les " lunettes. Ces lunettes noires bien caractéristiques des mineurs qui travaillent au charbon. Sur le conseil de mon père, elles disparaîtront comme par enchantement à l’aide d’un peu d’huile à salade sur un gant de toilette.

(Extrait de Mémoires du pays noir édité par Alan Sutton) jean Pierre Mongaudon


Date de création : 04/02/2015 15:11
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