Sainte Barbe au fond

Sainte-Barbe au fond de la fosse Barrois.

Anecdote racontée par Jean Ceename (poète patoisant) écrit de JP Mongaudon.

La cigarette et l’alcool sont interdits au fond et pour causes. Ce jour-là, pourtant, beaucoup de porions ferment les yeux sur l’infraction de l’alcool. Chacun descend sa petite mignonnette de vin rouge pour accompagner le briquet amélioré pour cette circonstance, la fête de Sainte-Barbe.

Le poste commence comme à l’habitude. Jean est responsable d’un quartier important. Invité par ses ouvriers. Il ne peut refuser de manger avec certains dans leur chantier d’abattage. Mais auparavant, il faut qu’il fasse son tour (sa tournée). Dans tous les postes qu’il inspecte, les mineurs lui proposent de boire un coup à la santé de "Sainte-Barbe". Difficile de refuser. Il doit faire attention de ne pas abuser s’il ne veut pas « remonter « au jour, dans une berline, complètement saoul.

Comme d’habitude, tous les ans, Jean instaure la demi-journée de travail. Il a un principe, « à hue » (donner le maximum) jusqu’à briquet et après, bombance. La montre est, ce jour-là regardée plus que d’habitude. Enfin c’est l’heure, les piqueurs se taisent, les mineurs se réunissent au point de rendez-vous fixé dans la voie, du galibot au boutefeu en passant par les abatteurs qui sont toujours les derniers à abandonner leur piqueur. Jamais il n’y a eu autant de lampes dans la galerie en même temps. Les benzines accrochées aux cadres donnent une ambiance toute particulière. C’est féerique. La musette décrochée de la mézière (paroi de la galerie) chacun installe un coin et s’assoit par affinité. Les anciens prennent bien soin d’encadrer le jeune galibot étonné de tant d’égard. Il se souviendra longtemps de sa première Sainte-Barbe au fond, le seul du quartier à remonter au jour dans la berline. Tradition oblige. Au milieu de la voie, une trappe à fond plat, un ancien modèle du type dit "Desessevalle", est rapidement retournée. Un des mineurs se dirige vers elle et la recouvre d’une serviette blanche à carreaux. Sans un mot, chacun se rapproche de cette table improvisée pour y déposer comme une obole la nourriture que leurs femmes auront préparée pour l’événement. Les phares s’éteignent, les veilleuses s’allument, les bouteilles de vin se débouchent, les verres se remplissent. Comme de coutume, c’est à Jean de souhaiter à « ses » mineurs un verre à la main une bonne fête. Après ce petit discours, un des ouvriers se lève et sort d’une imposante musette une cocotte-minute qu’il pose sur la table de fortune. Tout le monde reste ébahi. Cela ne s’est jamais vu, une cocotte, au fond ! Bien fermée, son contenu est à l’abri de la poussière. À l’intérieur deux poulets en sauce que sa femme avait cuit amoureusement dans le four de la cuisinière à charbon. Les volailles ne sont pas bien grosse, ce n’est pas » la » dinde de Noël, mais chacun en aura un morceau.

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Sainte Barbe au fond Oignies

Mystère insoluble.

C’est "l’esprit" du fond. En tant que chef, Jean eut droit à une cuisse. Aujourd’hui encore il n’a pas oublié la saveur de ce volatile ; c’est certainement le meilleur qu’il n’ait jamais mangé à ce jour ! Les doigts luisants de charbon et de graisse, chacun se régale au point que même les os sont croqués pour faire durer le plaisir. Les bouteilles de vin font le tour de main en main. Un petit coup par-ci, un petit coup par-là, elles se vident doucement avec délice. Il faut dire qu’au fond le vin à un goût particulier, un goût que l’on ne lui connaît pas au jour. Il est très bon, voire succulent. N’importe quelle piquette  comme « Le joli grain » au jour prend au fond cette saveur que l’on ne peut définir. Personne ne sait quelles circonstances font que sa sapidité change, est-ce la chaleur, la profondeur, c’est un mystère.

Le repas continu, chacun partage avec son voisin. Plus personne ne pense au charbon. Le morceau de saucisson côtoie les cornichons au sel les cacahuètes et le camembert. Le pain blanc, qui tranche avec la noirceur de l’environnement, se trempe dans la sauce. Chacun savoure cet instant. Je suis sûr que même les souris condamnées à vivre au fond, ripaillent elles aussi. Les tracas du moment sont oubliés. C’est une des seules journées dans l’année où chacun se laisse aller aux confidences. Puis un harmonica sort d’une poche. Celui qui en joue dans cette pénombre familière remplit la voie d’une musique dont la mélodie simple s’écoute dans le silence respectueux de la nuit permanente, la nostalgie au cœur. Puis le ton se fait plus enjoué, des refrains sont repris en chœur : "le petit vin blanc", « le tiot quinquin » ou bien encore "je cherche fortune".

Fin de poste pénible

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Ces moments, si fort de chaleureuse communion passent trop vite. Le poste (temps de travail) se termine. Les bouteilles vides rejoignent le fond de la musette. Il en reste une pleine, gardée exprès, elle est placée en évidence sur un tas d’esclimbes (bois de deux mètres cinquante coupée dans le sens de la longueur) pour l’équipe suivante. Chacun doit se secouer pour se lever. La cocotte-minute retourne d’où elle est sortie La fête finie, que déjà on se promet de recommencer l’année prochaine. Le plus difficile reste à faire, retourner vers l’accrochage. Jean doit ramener tout son beau monde sans en oublier un dans un recoin de galerie. Tous ne supportent pas l’alcool, en particulier le galibot que les mineurs ont eu le malin plaisir de faire goûter au jaja (vin) la berline vide l’attend. Jean reste le dernier, il ferme la marche. Si l’entrée dans la cage est désopilante, sa sortie au jour reste hilarante. Au fond, si c’est toujours un noir été sans soleil, au jour nous sommes au mois de décembre, il fait froid. Ce changement de température perturbe quelque peu le comportement des "fêtards". La froidure réveille, donne une bonne claque. À la sortie de la cage, c’est dur de marcher droit quand les mineurs du poste suivant regardent rigolard le spectacle, tandis que les gardes ferment les yeux pour cette fois. Les genoux ne plient plus, la démarche est raide. Dans la salle des pendus (endroit où se déshabillent les mineurs et où ils se lavent, appelée aussi lavabos), il se passe des scènes cocasses. Certains cherchent leur corde et ne la trouvent pas. Quelques-uns se lavent à moitié, d’autres remettent leurs "loques de fosse" pour entrer chez eux ; celui-là est assis sur le banc et se tient la tête entre les mains. Il n’est pas près d’être propre, il va falloir le ramener à la maison, sinon sa femme va penser qu’il lui est arrivé un accident. Demain il retournera au charbon et cette fois sans la bouteille dans la musette, cette fois là Sainte-Barbe ne lui pardonnerait pas.

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Date de création : 17/06/2015 20:56
Catégorie : Livres, récits, témoignages... - Récits-Mineurs-Jean-Pierre Mongaudon
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